L’histoire de Rockstar Games est celle d’une obsession : faire des jeux vidéo à la fois subversifs, ambitieux, et artistiquement cohérents. Derrière cette entreprise se cachent deux frères britanniques, Sam et Dan Houser, élevés entre jazz et cinéma noir, qui ont réussi à imposer une vision singulière du jeu vidéo. Leur œuvre la plus emblématique, Grand Theft Auto, est autant admirée pour sa liberté de jeu que critiquée pour ses excès. Voici l’histoire, sans effets de manche, d’un éditeur qui a marqué l’industrie et redéfini la culture populaire.

Les débuts : Londres, BMG et une fascination pour le crime
Dans le Londres des années 1980, Sam Houser découvre les jeux vidéo en jouant à Elite, une expérience ouverte qui préfigure ce qu’il cherchera plus tard à faire. Passionné par les films de gangsters dans lesquels joue sa mère, il rêve déjà de chaos urbain et de criminalité stylisée. À la fin de ses études, Sam décroche un poste chez BMG, d’abord dans la musique, puis dans une division naissante : BMG Interactive.
En 1994, BMG se tourne vers le jeu vidéo. Sam, bien que sans expérience technique, se rend indispensable. Il rencontre bientôt une équipe écossaise, DMA Design, qui travaille sur un prototype nommé Race’n’Chase. Le jeu, centré sur des courses-poursuites entre policiers et criminels, est ennuyeux. Sam propose un renversement simple, mais décisif : et si le joueur incarnait le criminel, pas le policier ?
Grand Theft Auto : le projet risqué qui lance une franchise
Rebaptisé Grand Theft Auto, le jeu sort en 1997. La vue du dessus et les graphismes sommaires ne séduisent pas tout le monde, mais la liberté d’action qu’il propose intrigue. Le succès est progressif, porté par le bouche-à-oreille. Grand Theft Auto devient un phénomène underground.
Mais BMG, en pleine restructuration, se désengage du jeu vidéo. En 1998, Take-Two Interactive rachète BMG Interactive pour 14,2 millions de dollars. Sam Houser fonde alors Rockstar Games, filiale à part entière de Take-Two, avec pour objectif de conserver une identité irrévérencieuse et indépendante. Dan Houser, son frère, le rejoint.
L’ère des débuts : Grand Theft Auto II et le temps des expérimentations
Grand Theft Auto II sort en 1999. Le cadre est futuriste, les gangs nombreux, mais la formule s’essouffle un peu. Les critiques saluent l’ambiance, sans ignorer le manque de nouveautés structurelles. Pourtant, le jeu double les ventes du premier, ce qui suffit à convaincre Rockstar de poursuivre.
Dans le même temps, Rockstar commence à publier d’autres jeux (Midnight Club, Smuggler’s Run) et à structurer ses studios autour de marques fortes, comme Rockstar North en Écosse, issu de DMA.
Révolution en 3D : Grand Theft Auto III change tout
Avec la sortie de la PlayStation 2, Rockstar mise gros. Grand Theft Auto III, développé à Édimbourg, bascule dans la 3D intégrale. Liberty City devient un espace urbain cohérent, vivant, régi par des routines de PNJ, une météo changeante, des radios fictives et des missions scénarisées.
Dan Houser devient scénariste principal. L’intrigue, simple, suit un truand trahi et en quête de revanche. Le ton est cynique, les dialogues tranchants. Grand Theft Auto III est lancé en octobre 2001, quelques semaines après le 11 septembre. Rockstar retire certaines références sensibles à la dernière minute. Le jeu est un succès critique et commercial immédiat.
L’âge d’or : Grand Theft Auto Vice City et Grand Theft Auto San Andreas
Fort du moteur de Grand Theft Auto III, Rockstar enchaîne les succès. Grand Theft Auto Vice City (2002) transpose l’action à Miami, dans les années 1980. La bande-son est culte, le design saturé de couleurs. L’histoire, inspirée de Scarface, séduit. Le jeu est encore plus populaire que son prédécesseur.
Puis vient Grand Theft Auto San Andreas, en 2004, projet tentaculaire couvrant trois villes (Los Santos, San Fierro, Las Venturas), avec des activités inédites, un scénario plus dense, et un protagoniste noir, CJ. Le contexte des années 1990, les tensions raciales et la satire sociale marquent les esprits. Le jeu devient un classique, mais il provoque aussi un scandale monumental.
Le scandale « Hot Coffee »
Des moddeurs découvrent un mini-jeu sexuel caché dans le code de Grand Theft Auto San Andreas. Rockstar l’avait désactivé sans le supprimer. La controverse prend une ampleur politique : enquêtes, auditions, reclassification en « Adults Only », pertes financières, retraits de vente.
Malgré l’absurdité de la situation, où la morale américaine est davantage choquée par le sexe que par la violence, la réputation de Rockstar est écornée. Trois cofondateurs quittent l’entreprise. Sam et Dan restent seuls aux commandes, avec une ambition intacte. Toutefois, l’action des conservateurs à l’encontre du jeu, lui a donné une très large médiatisation.
Maturité technique et artistique : Grand Theft Auto IV et Red Dead Redemption
En 2008, Grand Theft Auto IV sort sur PS3 et Xbox 360. Grâce au moteur RAGE, Rockstar reproduit Liberty City avec une précision inédite. Le héros, Niko Bellic, est un immigré désabusé. Le jeu aborde l’illusion du rêve américain. Grand Theft Auto IV est acclamé, réaliste, sobre, adulte.
En 2010, Rockstar San Diego sort Red Dead Redemption. Un western sur la fin d’une époque, avec un rythme plus lent, une mélancolie assumée. Le jeu impressionne par sa narration et son ambiance. C’est un succès critique et commercial qui affirme Rockstar au-delà de Grand Theft Auto. La légende est née.
L’explosion : Grand Theft Auto V et la stratégie en ligne
Grand Theft Auto V sort en 2013, avec trois personnages jouables et une version élargie de Los Santos. Plus qu’un jeu, c’est une plateforme. Rockstar mise sur GTA Online, mis à jour régulièrement, financé par les microtransactions. Le pari paie : plus de 200 millions d’exemplaires vendus, et plus de 8 milliards de dollars de revenus cumulés.
Le jeu sort sur trois générations de consoles. Il devient un pilier de l’industrie. Mais cette réussite enferme aussi Rockstar dans une attente : que faire après un tel succès ?
Red Dead Redemption II : l’aboutissement narratif
En 2018, Rockstar livre un jeu massif : Red Dead Redemption II. Préquelle du premier opus, il s’attarde sur la déliquescence d’un gang. Arthur Morgan, le héros, est introspectif, rongé par le doute. Le rythme est lent, les détails foisonnent. Mètre étalon de toute une industrie, avec ce titre Rockstar met la barre très haut.
Le jeu est salué comme une œuvre majeure. Il se vend à plus de 67 millions d’exemplaires. Si personne ne remet en question la qualité du titre, le revers de la médaille est révélée au grand public. De nombreuses critiques émergent sur les conditions de développement : pression, crunch et départs sont le lot quotidien chez Rockstar.
Transition et avenir : le départ de Dan Houser et Grand Theft Auto VI
En 2020, Dan Houser quitte Rockstar. L’information fait beaucoup de bruit dans la presse spécialisée. Sam reste, mais l’époque change. Rockstar promet une meilleure culture d’entreprise. Grand Theft Auto VI est en développement depuis des années.
En 2023, une première bande-annonce officielle bat des records de vues. L’action se déroulera dans une version moderne de Vice City. Le budget estimé dépasse 2 milliards de dollars. Le jeu pourrait devenir le plus cher et le plus attendu de tous les temps. Prévu pour 2026, Grand Theft Auto VI pourrait bien être l’aboutissement de cette folle entreprise.
Rockstar Games n’est pas un éditeur comme les autres. Entre provocations, innovations et narration ambitieuse, la firme a su imposer une vision forte. L’histoire de Grand Theft Auto, c’est celle d’une prise de risque permanente, d’une quête de réalisme, mais aussi d’une tension permanente entre art et polémique.
Aujourd’hui, alors que les attentes autour de Grand Theft Auto VI sont immenses, Rockstar est à un moment charnière. Les frères Houser ne sont plus réunis, l’industrie a changé, mais l’héritage demeure. Quoi qu’il arrive, leur influence sur le jeu vidéo est déjà inscrite dans l’histoire.