La question du taux de complétion des jeux vidéo est devenue un sujet d’analyse important dans le domaine académique comme dans les discussions communautaires. Les six études retenues ici, publiées entre 2019 et 2024, permettent d’observer une progression nette dans la manière dont les chercheurs et analystes comprennent ce phénomène. Des premières analyses descriptives à l’élaboration de modèles prédictifs et statistiques, chaque travail apporte des données chiffrées ou des nouvelles perspectives sur le rapport des joueurs à la complétion.
2019 : Premières analyses à grande échelle sur Steam
L’étude Improving video game project scope decisions with data: An analysis of achievements and game completion rates constitue l’une des premières tentatives rigoureuses de mesurer le taux de complétion en exploitant les données d’achievements de Steam. Les chercheurs ont examiné un échantillon de plusieurs centaines de jeux, couvrant aussi bien des productions indépendantes que des titres AAA. Ils ont observé que dans la majorité des cas, une minorité de joueurs atteignait l’achievement considéré comme représentatif de la fin du contenu principal. Selon leurs observations, la médiane du taux de complétion tourne autour de 10 %, tandis que la moyenne générale ne dépasse pas 14 %. Ces chiffres traduisent une réalité dure pour les studios : la grande majorité des joueurs abandonnent leur partie avant la fin.
L’étude souligne également que la durée du jeu n’est pas l’unique facteur déterminant. Certes, des jeux plus longs tendent à avoir des taux de complétion plus faibles, mais la qualité perçue du contenu et le design global jouent un rôle au moins aussi important. Autrement dit, un jeu trop répétitif ou mal équilibré perd ses joueurs rapidement, indépendamment de sa longueur. Les auteurs recommandent aux managers de projets d’intégrer ces données dans leurs choix de conception, afin d’optimiser la portée des projets et d’investir les ressources dans les éléments de gameplay qui favorisent réellement l’engagement jusqu’à la fin.
2021 : Une vision vulgarisée du phénomène
En 2021, l’article How Many Players Actually Finish Games? apporte une estimation plus accessible pour le grand public. Contrairement à l’approche universitaire de 2019, cette analyse propose une moyenne simplifiée : environ 35 % des joueurs termineraient les jeux auxquels ils s’attaquent. Ce chiffre est significativement plus élevé que les valeurs issues de l’étude précédente, ce qui peut s’expliquer par plusieurs biais. L’échantillonnage semble privilégier des titres plus populaires ou davantage joués par des communautés motivées. Il est également probable que l’analyse se soit appuyée sur des données de plateformes différentes, comme PlayStation ou Xbox, dont les profils de joueurs ne correspondent pas exactement à ceux de Steam.
Cet article a eu un certain impact médiatique, car il donnait une valeur facile à retenir et à citer, mais il souffre d’un manque de précision méthodologique. La comparaison avec 2019 est révélatrice : alors que la recherche scientifique montre une moyenne plus proche de 14 %, un discours plus généraliste parle d’un tiers des joueurs. Cette différence met en lumière le contraste entre perception populaire et réalité statistique. Néanmoins, ce type de vulgarisation contribue à sensibiliser un plus large public à un problème bien réel : la faible proportion de joueurs qui arrivent jusqu’au bout des jeux.
Des statistiques par jeux
L’article d’UnGeek, Ghost of Tsushima has one of the highest completion rates among open-world games on PlayStation, publié en mars 2021 rappelle que Ghost of Tsushima a atteint un taux de complétion exceptionnel de 50,2 % sur PlayStation, ce qui en fait l’un des open-world les plus terminés de la plateforme. Ce chiffre repose sur le trophée « Mono No Aware », obtenu une fois l’histoire principale achevée. Pour un jeu de ce genre, où la moyenne de complétion se situe généralement entre 30 et 40 %, il s’agit d’un exploit notable. Seul Marvel’s Spider-Man fait légèrement mieux avec 50,8 %, mais sa durée plus courte rend la comparaison difficile. À titre d’exemple, terminer Spider-Man demande environ 25 à 30 heures, tandis qu’un parcours complet de Ghost of Tsushima peut exiger le double de temps.
Du côté de La Crème du Gaming, l’article Les jeux qui ont été le plus terminés par les joueurs, paru en janvier 2021, dresse la liste des jeux les plus terminés par les joueurs. Il y est précisé qu’atteindre 40 % de complétion est déjà une performance rare dans l’industrie. Pourtant, certains titres dépassent largement ce seuil. God of War atteint 51,8 %, Final Fantasy VII Remake 54 %, et Heavy Rain affiche 55,55 %. Des jeux plus narratifs ou fortement attendus réussissent encore mieux, comme Danganronpa 2 (60,1 %) et The Last of Us Part II (60,2 %). Même Persona 5, avec une durée de 80 à 100 heures, parvient à un taux de 33 %, ce qui est remarquable pour un RPG aussi long.
La comparaison entre ces deux sources met en lumière plusieurs tendances. D’un côté, des mondes ouverts réputés pour leur ampleur, comme Assassin’s Creed Valhalla (19,8 %) ou Red Dead Redemption II (28,2 %), peinent à retenir une grande partie de leur audience jusqu’au bout. De l’autre, des jeux plus narratifs ou focalisés, qu’ils soient linéaires ou hybrides, obtiennent des taux de complétion bien supérieurs, souvent au-dessus de 50 %. Cela démontre que la structure du gameplay, la force de la narration et l’attente des fans sont des moteurs puissants pour inciter les joueurs à terminer un jeu, parfois bien plus que sa durée totale ou son budget de production.
2022 : L’essor des données issues des trophées PlayStation
En 2022, l’étude You Have Earned a Trophy: Characterize In-Game Achievements and Their Completions de Haewoon Kwak propose une analyse détaillée de l’évolution des taux de complétion des trophées sur le PlayStation Network entre 2008 et 2021. Cette recherche repose sur un échantillon massif de données et fournit des chiffres concrets. Le taux de complétion des trophées Platinum, représentant l’accomplissement complet d’un jeu, est passé de 4,2 % en 2008 à 39,2 % en 2021. De même, les trophées Gold, souvent associés à des étapes importantes de progression, ont atteint un taux de 57,4 % en 2021. Ces résultats démontrent une nette progression dans la volonté des joueurs d’aller au bout des titres.
L’étude fournit également des données sur les temps de jeu. Les jeux classés dans la catégorie « courts » ont un temps de jeu médian de 5 heures, tandis que les « jeux complets » atteignent 10,5 heures. En termes de temps total pour viser la complétion, la moyenne est de 8,6 heures pour les titres courts et 23,6 heures pour les titres longs. Ces chiffres montrent que la longueur a bien une influence, mais que les systèmes de trophées eux-mêmes encouragent l’engagement. L’amélioration de l’accessibilité et la standardisation des récompenses au fil des années expliquent aussi cette progression des taux de complétion.
2023 : Analyse approfondie des open-world et modélisation prédictive
Étude sur les RPG open-world
En 2023, la thèse An analysis of achievement completion rate of open world role-playing games through a new taxonomic method propose une approche novatrice centrée sur les jeux open-world tels que The Witcher 3, Cyberpunk 2077 et la série Assassin’s Creed. En analysant 282 achievements et 564 taux de complétion issus de Steam et PSN, le chercheur met en évidence une forte corrélation entre les plateformes pour les achievements principaux : r ≈ 0,996 pour les achievements de progression, r ≈ 0,972 pour les achievements principaux. En revanche, les contenus additionnels comme les DLC présentent une corrélation plus faible (r ≈ 0,82), ce qui montre que les joueurs sont moins constants dans leur engagement lorsqu’il s’agit de contenus secondaires.
Cette étude souligne aussi que le design des achievements influence directement les taux de complétion. Les objectifs simples et liés à la progression naturelle du scénario affichent des taux élevés, tandis que les objectifs complexes ou optionnels sont beaucoup moins atteints. Le rôle de l’éditeur est également important : Ubisoft et CD Projekt RED, par exemple, présentent des profils de complétion distincts, révélant l’impact des choix de design propres à chaque studio.
Étude sur les jeux mobiles via apprentissage par renforcement
Toujours en 2023, une autre recherche intitulée Estimating player completion rate in mobile puzzle games using reinforcement learning explore une voie différente. Ici, l’idée est d’utiliser un agent d’apprentissage par renforcement pour estimer la probabilité qu’un joueur moyen parvienne à compléter un niveau dans des jeux mobiles comme Lily’s Garden. L’étude ne fournit pas de chiffres globaux comparables à ceux des autres, mais elle démontre la faisabilité de prédire des taux de complétion à partir de simulations. Cette approche permet aux concepteurs de calibrer la difficulté des niveaux et d’anticiper l’abandon avant même que le jeu ne soit lancé sur le marché.
Cette orientation marque un tournant méthodologique : on ne se contente plus de mesurer après coup, mais on cherche à prédire. Les implications sont fortes, car une telle approche pourrait réduire les abandons massifs, en ajustant le rythme de progression pour garder les joueurs engagés plus longtemps. Elle offre aussi un cadre scientifique pour optimiser l’équilibre entre difficulté et motivation, deux éléments clés pour la complétion.
2024 : Vers une modélisation statistique globale
En 2024, l’étude Complexity of Popularity and Dynamics of Within-Game Achievements in Computer Games propose une approche encore plus ambitieuse. Les auteurs utilisent un jeu de données colossal couvrant les achievements Steam jusqu’en janvier 2021 et établissent plusieurs lois statistiques décrivant la complétion. Ils montrent que le nombre d’achievements par jeu et le nombre de joueurs par jeu suivent tous deux une distribution log-normale (la majorité des résultats sont petits mais on trouve aussi quelques très grandes valeurs rares). De plus, ils observent que la persistance nécessaire pour compléter un jeu est généralement intermédiaire : trop de facilité décourage autant que trop de difficulté.
Un résultat majeur est que le pourcentage de joueurs décroît de manière exponentielle à mesure que l’on progresse dans les achievements. Autrement dit, à chaque étape supplémentaire, un certain pourcentage de joueurs abandonne, ce qui explique mathématiquement pourquoi seuls quelques pourcents atteignent la complétion totale. Ce modèle quantifie une intuition largement partagée : plus les tâches s’accumulent, plus l’attrition des joueurs est forte. Avec cette approche, on dispose désormais d’un cadre prédictif global pour expliquer la rareté des taux de complétion élevés.
En résumé : la plupart des joueurs ne finissent pas les jeux
Dans le meilleur des cas, environ la moitié des joueurs parviennent à terminer un jeu, même lorsqu’il s’agit de titres populaires et acclamés. Les statistiques montrent que dépasser 50 % de complétion relève déjà d’une performance rare, la plupart des jeux oscillant plutôt entre 20 et 40 %. Cela signifie que la majorité des joueurs abandonnent avant la fin, souvent en raison d’un manque d’intérêt, d’une fatigue face aux mécaniques répétitives ou simplement d’un découragement lié à la difficulté. Pour maintenir l’envie d’aller jusqu’au bout, il est crucial de proposer une expérience équilibrée qui donne un sentiment de progression sans frustrer inutilement.
La difficulté joue ici un rôle central : un jeu trop simple peut ennuyer et donner l’impression de manquer de challenge, tandis qu’un jeu trop exigeant risque de décourager une grande partie du public. Les développeurs cherchent donc un équilibre délicat, en intégrant parfois des options d’accessibilité qui permettent à chacun d’adapter l’expérience à ses capacités. La longueur du jeu a également un poids non négligeable sur le taux de complétion. Un titre qui demande une dizaine d’heures est plus susceptible d’être terminé qu’une aventure qui en réclame cinquante. Cependant, un jeu long mais bien rythmé peut maintenir l’engagement, tandis qu’un jeu plus court mais répétitif peut perdre ses joueurs avant même la conclusion.
De 2019 à 2024, les recherches sur le taux de complétion des jeux vidéo montrent une évolution méthodologique et conceptuelle remarquable. En 2019, l’accent était mis sur la mesure brute à partir des données Steam, révélant une complétion moyenne très faible, autour de 10 à 14 %. En 2021, une vision vulgarisée proposait un chiffre plus optimiste de 35 %. En 2022, les données PlayStation montraient une nette progression des taux de complétion, avec des Platinums passant de 4,2 % à 39,2 % en treize ans. En 2023, les recherches se sont diversifiées : une thèse a révélé des corrélations fortes entre plateformes pour les achievements principaux, tandis qu’une autre étude a introduit la prédiction par intelligence artificielle. Enfin, en 2024, un modèle statistique global a mis en évidence la loi exponentielle qui régit l’abandon progressif des joueurs. Ensemble, ces six études tracent une courbe claire : la compréhension du taux de complétion est passée d’une observation brute à une modélisation scientifique capable de prédire et d’expliquer ce phénomène complexe.