C’est à Angers, dans l’ouest de la France, qu’émerge en 1983 un groupe qui allait marquer la scène rock indépendante bien au-delà des frontières hexagonales. Les Thugs, c’est l’histoire de quatre jeunes influencés par le punk britannique et l’énergie brute du rock alternatif. Leur musique, entièrement chantée en anglais, mêle guitares abrasives, urgence rythmique et mélodies entêtantes. Fondé autour des frères Sourice (Éric à la guitare et au chant, Christophe à la batterie) et complété par Thierry Méanard à la guitare puis Gérald Chabaud (remplacé plus tard par Pierre-Yves Sourice) à la basse, le groupe connaît une trajectoire atypique, jalonnée d’enregistrements DIY, de signatures prestigieuses, de tournées internationales et d’un respect unanime de la scène indépendante.

D’Angers à toute l’Europe
L’aventure commence à la fin des années 1970, lorsque les frères Sourice se lancent dans la musique sans formation classique, inspirés par l’esprit « Do It Yourself » du punk. Après quelques formations éphémères, ils fondent Les Thugs en 1983. Très vite, le groupe se fait remarquer par une énergie scénique singulière et une démarche radicalement indépendante. Leur premier 45 tours, Frenetic Dancing, sort en 1985 chez Gougnaf Mouvement. Enregistré dans une cave, il séduit malgré (ou grâce à) sa rugosité, et s’exporte jusqu’à Londres et aux États-Unis. Dès ses débuts, Les Thugs manifestent un refus des compromis, privilégiant l’urgence de l’expression à la sophistication technique.
Le groupe prend son envol à l’échelle européenne à partir de 1986, avec la sortie du mini-album Radical Hystery puis Electric Troubles. La participation aux célèbres Peel Sessions de la BBC en 1987 leur ouvre des portes en Grande-Bretagne. L’année 1988 marque un tournant : après des tournées intenses, leur prestation au festival Independence Days à Berlin séduit Bruce Pavitt de Sub Pop, le label de Seattle qui fera éclore Nirvana. Dès l’été suivant, Les Thugs entament une tournée américaine de deux mois, une expérience rude, mais décisive. Leur premier album, Still Hungry, Still Angry, est bien reçu, consolidant leur position comme groupe français à l’audience désormais internationale.
Les années 1990 marquent une période de maturité. Leur quatrième album, I.A.B.F., distribué par le label de Jello Biafra (Dead Kennedys), approfondit leur discours politique et leur sens mélodique. La reconnaissance s’amplifie avec As Happy as Possible (1993), leur plus gros succès commercial. Ils partagent la scène avec Nirvana et The Breeders, symbole d’une forme de consécration. Mais l’enthousiasme s’émousse avec Strike (1996), produit par Steve Albini. Malgré une réception critique globalement positive, le groupe ressort frustré de l’expérience, et amorce une dernière ligne droite vers une séparation inévitable. Nineteen Something puis Tout doit disparaître clôturent une discographie sans faux pas majeurs, malgré un contexte musical de plus en plus défavorable au rock indépendant.
Des albums de rock devenus cultes
Still Hungry, Still Angry (1989) incarne à la fois la transition professionnelle du groupe et leur ancrage dans une scène punk européenne en effervescence. Enregistré avec Iain Burgess, figure du rock noise américain, il combine urgence punk et noirceur mélodique. C’est aussi à partir de ce moment que le groupe abandonne ses emplois alimentaires pour se consacrer pleinement à la musique. L’album reflète ce saut dans l’inconnu : rugueux, déterminé, sans concession. C’est une pièce centrale pour comprendre la bascule du groupe vers une stature internationale.
I.A.B.F. (1991), acronyme d’International Anti-Boredom Front, renforce la dimension contestataire du groupe. Si Les Thugs ne se revendiquent pas explicitement militants, leurs textes évoquent avec clarté des thèmes tels que la guerre, le racisme ou le conformisme. Musicalement, l’album est plus structuré, tout en conservant cette tension électrique permanente. Le morceau I Love You So devient emblématique. La production est plus ample, l’écriture plus affirmée, et la diffusion américaine par Alternative Tentacles permet à l’album de toucher un nouveau public, au-delà du cercle des initiés.
Troisième jalon incontournable : As Happy as Possible (1993). Enregistré à Seattle en pleine période grunge, avec Kurt Bloch à la production, cet album est le plus accessible du groupe. Ce n’est pas un compromis, mais plutôt une sublimation de leur formule : guitares puissantes, refrains entêtants, chant toujours tendu. Les 40 000 exemplaires vendus dans le monde (dont une moitié aux États-Unis) témoignent d’une reconnaissance rare pour un groupe français chantant en anglais. Il incarne un moment d’équilibre parfait entre radicalité sonore et efficacité mélodique.
Les Thugs n’ont jamais été un groupe de concessions. Leur carrière, longue de seize années actives, s’est bâtie en dehors des circuits commerciaux classiques, mais sans jamais céder au purisme autodestructeur. Chantant en anglais, regardant vers les États-Unis tout en restant ancrés à Angers, ils ont su créer une musique profondément honnête, énergique, parfois sombre, toujours intense. Leur reconnaissance à l’international, leur signature sur des labels comme Sub Pop ou Alternative Tentacles, leur participation à des tournées américaines, tout cela sans renier leurs principes, fait d’eux une exception dans le paysage rock français.
La postérité des Thugs s’incarne dans des rééditions soignées, des hommages de fans, et les projets musicaux des membres après la séparation, notamment LANE, formé par les frères Sourice et les ex-Daria. Mais c’est surtout dans les mémoires de celles et ceux qui ont vu le groupe en concert que leur empreinte reste la plus vive : un son tendu, des concerts sans bavardage, des chansons qui disent beaucoup sans trop en dire. Les Thugs n’ont pas cherché à plaire. C’est sans doute pour ça qu’on continue à les écouter.